Citation
Kié la petite peste (Jarinko Chie)
Ishao Takahata
Que vient faire Kié la petite peste, troisième long métrage d'Isaho Takahata (1981), parmi les monstres de la japanime sortis en grandes pompes ces derniers mois ? Aérer un peu, Miyzaki excédé, un mouvement de plus en plus écrasant : hip hip hip pour tel prodige psychorigide de précision (Steamboy), hourra pour telle transe philosophique ampoulée (Innocence). À ces rutilances, Kié oppose son zénith ombragé, sa pauvreté d'apparat, son équilibre entre rétention et explosion. Rétention : adaptation d'un manga célèbre des années 1970 suivant une petite diablesse tiraillée entre un père brutal et une mère enfuie qu'elle retrouve en secret, le film se borne à son statut de commande - chronique familiale dans un quartier populaire d'Osaka. Explosion : comme une mèche, le fil du récit ne tarde pas à s'allumer, à faire crépiter les séquences en autant de tableaux pour feu d'artifice.
Rétention : animation et graphisme sont réduits à leur strict minimum, traits atrophiés et convulsifs, vibrations et soubresauts ne déchirant que rarement la fixité de décors pastels surannées. Explosion : tout cependant n'est que vitesse, et la sécheresse du montage transforme bientôt en sprint souverain la collection de vignettes néoréalistes (accent, chaleur et rudesses du petit peuple d'Osaka).
Chez Takahata, tout se construit sur du rien ou de l'à-peu-près. Un interminable combat de chats, qui préfigure le duel sous la neige de Kill Bill, succède à une scène que l'on croyait cruciale de retrouvailles entre les parents de Kié. Un festival de gags triviaux est suivi d'un instant de suspension à la grâce inouïe (dans le train, au retour de la fête foraine). Ce refus des perspectives au profit d'une toute-puissance du présent de l'action exclut la notion même de profondeur, chaque personnage, jusqu'au plus secondaire, n'existant que pour la grande ou petite scène qui s'apprête à l'accueillir.
Ainsi de ces basculements, idée géniale, entre monde des hommes et monde des chats : ceux-ci déportent la fiction vers un burlesque inquiétant (le fils ou fantôme du chat Antonio qui vient venger son père castré), univers morbide qui n'est que le grossissement détraqué du premier. Transferts et raccourcis sidérants, ruptures et mouvement imposent Takahata comme un des plus grands monteurs de l'animation. À la seule rigueur du regard de rassembler alors les morceaux. Ce que ramène Kié la petite peste dans le cimetière aux éléphants de l'animation japonaise ? De la jachère et des herbes folles, la belle sauvagerie d'un cinéma courant après la vie.
Vincent Malause - Cahiers du Cinéma N°599 Mars 2005