Comment on fabrique des fous
La vie quotidienne dans cette société de l’illusion de la performance, de la valorisation du factice et du clinquant, du rejet de la faiblesse, de la maladie et de la mort, nous rend malades.
Le monde du travail subit de plein fouet la dérive actuelle de l’idéologie du tout, tout de suite, sans la moindre réflexion sur les effets à court, moyen et long terme de cette poudre aux yeux, surmédiatisée et cynique. Ces conditions de vie délétères agissent sur l’équilibre des individus, les rend malades, les déprime, voire pour certains, les tue.
Comment, en effet, pour un esprit formé, comme nous l’avons été, concevoir que l’économie mondiale qu’on nous impose repose sur un jeu pervers et malhonnête ? Comment avaler sans broncher que ceux qui tripotent des milliards virtuels puissent compromettre gravement et durablement, à très grande échelle et dans une impunité totale, l’équilibre de ceux qui travaillent et tentent tout simplement de vivre ensemble comme on le leur a appris dans les écoles de la République ? Sans compter le désespoir de ceux qui n’ont pas de travail et qui restent sur le bord à regarder passer le train de ceux qui souffrent précisément de leur travail...
Les valeurs telles que “liberté, égalité, fraternité”, dont on peut s’étonner qu’elles n’aient pas encore été rayées du fronton de nos mairies, restent assorties pour certains de “solidarité”... Insondable naïveté ou résistance inespérée ?
N’est-il pas dérisoire de voir, scandaleusement étalés dans nos médias, les effets de cette dérive pathologique du “vivre ensemble” nous réduire à survivre chacun pour soi en essayant coûte que coûte de s’adapter ?
Est-il acceptable que les êtres humains qui n’y parviennent pas soient écrasés par leurs pseudos échecs dans leur travail ou dans leur vie personnelle alors qu’en réalité ils sont seulement incapables de bafouer au quotidien ces valeurs qu’on leur a enseignées ? Pressés par une exigence de plus en plus forte, ceux-là finissent par s’éliminer d’eux-mêmes en plongeant dans des dépressions sans fond. Pire encore, d’aucuns se consument dans ce terme qu’on a dû inventer pour la circonstance, à savoir, la destruction d’une personne par la rouerie des mécanismes laminoirs du travail : le “burn out”. En clair, ce mot désigne une combustion anormale de toutes les réserves d’énergie qui sont nécessaires à chacun de nous pour faire face aux éléments de sa vie. Les plus fragiles, ou les plus malmenés, vont jusqu’à se suicider au cœur même de leur entreprise pour échapper à la souffrance de se sentir incapables, et surtout pour oser, en un geste d’une ultime gravité, dénoncer ce qu’ils n’ont pas eu la force de faire de leur vivant. Les médias passent très vite sur ces informations par trop déprimantes ; il faut reconnaître que cela dénote dans le paysage pailleté de notre décadence.
D’autres, encore moins chanceux, sont d’emblée différents. Ils n’ont pas les mêmes mécanismes psychiques, sont reconnus dans des classifications plus ou moins pathologiques, ont besoin d’aide, de soins plus ou moins lourds. Ceux-là sont plus en danger encore dans cette société de mise en scène, qui ne valorise que ce qui brille.
Quelques personnes malades, dont la dangerosité pour elles-mêmes ou pour les autres exige une vigilance de tous les instants, ont plus que tout besoin d’attention. Ceux-là, nos politiciens veulent aujourd’hui les enfermer. Ceux qui dérangent l’ordre public, qui sont soit un peu trop mous, soit un peu trop vifs pour être exploitables, se trouvent acculés par un monde impitoyable qui les rejette sans état d’âme. Trop ou pas assez, voilà bien qui n’est plus acceptable dans l’illusion sécuritaire du risque zéro prôné par le représentant de la peur.
Si le monde de la santé subit de plein fouet les exigences de la mondialisation au profit de quelques nantis, la psychiatrie, où l’essentiel des soins se situe dans une attention de tous les instants à l’autre, fait particulièrement les frais de cette évolution sociétale qui ne voit plus désormais que ce qui se compte. Or, l’attention à l’autre ne se mesure pas, donc ne rapporte pas, et c’est bien là le problème des soignants de cette spécialité.
Il reste à espérer que toutes ces mesures d’enfermement se retrourneront contre ceux qui les mettent en place, car il pourrait bien arriver qu’on comprenne enfin que les plus fous ne sont pas ceux qu’on enferme.
Anne Perraut Soliveres
Source :
Libération.fr