Popeye nous appartient
La phrase fétiche de Popeye - "I am what I am and that's all what I am" ("Je suis ce que je suis et c'est tout ce que je suis") - va sans doute perdre de son sens, Popeye appartenant désormais à tous, ou presque.
Depuis le 1er janvier, l'image du marin le plus connu de la terre est tombée dans le domaine public en Europe. Une loi de l'Union européenne restreint les droits des auteurs à soixante-dix ans après leur mort. Or, le "père" de Popeye, le scénariste et dessinateur américain Elsie Crisler Segar, est mort en 1938. Cette décision signifie que chacun peut désormais utiliser l'image de Popeye (en créant une nouvelle BD, en imprimant son effigie sur des tee-shirts ou des affiches, etc.) sans demander d'autorisation ni verser de droits.
Les Etats-Unis attendront 2024 : la loi protège le copyright - différent du droit d'auteur - quatre-vingt-quinze ans après la création d'un personnage (1929 pour Popeye). Il restera à régler le problème de l'usage de la marque Popeye, qui fit la notoriété de nombreuses firmes. Cette marque est toujours la propriété du King Features Syndicate, filiale de l'ancien empire Hearst, qui se battra vraisemblablement bec et ongles pour la garder. D'autres procès sont prévus, notamment à l'instigation de producteurs dont, bien sûr, ceux d'épinards... Le jeu en vaut la chandelle : l'image et la marque Popeye engendreraient 1,5 milliard de dollars (1,1 milliard d'euros) de ventes par an, tous produits confondus.
Popeye reste une star mondiale, quatre-vingts ans après sa création, au point d'occulter l'aura de son compatriote Mickey Mouse. Il n'a pourtant été d'abord qu'un personnage secondaire du Thimble Theatre, le strip (BD en quelques cases) conçu en 1919 par Elsie Segar pour The New York Journal, un des titres du magnat de la presse américaine des années 1920, William Randolph Hearst. C'est le 17 janvier 1929 que Popeye le Marin apparaît dans le strip, au côté d'Olive Oyl (déformation de olive oil, "huile d'olive", le grand-père de Segar ayant travaillé dans une plantation d'olives), de son frère Castor et de son père Cole, de son ami Ham Gravy, etc. Popeye est recruté par Castor pour piloter son bateau.
UNE SOCIÉTÉ PLUS ÉGALITAIRE
Mais le succès de ce matelot mal embouché est tel qu'en 1931, le strip est rebaptisé Thimble Theatre Starring Popeye. La BD quotidienne, enrichie d'une page dominicale en couleurs, est diffusée à des centaines de journaux, grâce au King Features Syndicate, agence de presse du groupe Hearst. La BD intègre d'autres personnages : J. Wellington Wimpy (Gontran, en français), fou de hamburgers ; Swee'Pea, ou Mimosa en français, fils adoptif de Popeye ; Sea Hag, sorcière et ennemie jurée ; Popdeck Pappy, dit Poppa, père du marin ; Oscar, son ami aux dents et nez proéminents ; Eugene the Jeep, nom qu'utilisera l'armée américaine pour désigner son fameux véhicule... Ce n'est qu'en 1932 qu'intervient Bluto (ou Brutus), masse de chair et de muscles et rival de Popeye dans le coeur d'Olive.
Elsie Segar se serait inspiré de personnages réels issus de sa jeunesse à Chester (Illinois) pour donner vie à ses principaux héros. Popeye ? Un boxeur qu'il admirait, Frank "Rocky" Fiegel. Wimpy ? Clone du patron du Chester Opera House, où Segar dessinait des publicités et jouait de la batterie pendant la projection de films. Olive ? Copie conforme de la propriétaire d'un bazar de Chester.
Outre ces personnages hauts en couleur, souvent pétris de défauts et forts en gueule, le succès de Popeye est surtout dû à lui-même. Certes, il n'est pas beau avec sa mâchoire prognathe et de travers, son oeil crevé (pop eye), ses avant-bras difformes et son torse malingre. Certes, il a tendance à cogner avant d'expliquer. Mais s'il est brutal et inculte - au point de malmener le langage -, il est généreux, courageux et honnête, toujours prêt à défendre la veuve et l'orphelin et à combattre les méchants.
En filigrane, Popeye prône une société plus égalitaire où les biens seraient mieux répartis, les humbles plus considérés. Né avec la Grande Dépression de 1929, il incarne ce superhéros du peuple, qui plaît aux Américains puis aux autres, en proie aux difficultés des années 1930 mais aussi inquiets de la montée du fascisme, dont se moque indirectement Segar dans ses strips de Popeye.
Ce dernier est introduit en France, en 1935, par les éditions Tallandier avant de faire les délices des jeunes lecteurs de Robinson et de Hop-La !, qui, à l'instar de leurs homologues d'outre-Atlantique, sont ravis par cette BD dans laquelle on se bat pour un rien, on mange avec les doigts et on dit à ses semblables ce que l'on pense d'eux.
Popeye devient un mythe. Certains flairent le filon. Les producteurs d'épinards pratiquent un tel lobbying qu'ils convainquent le gouvernement américain et Elsie Segar de la force que confère ce légume, qui devient l'emblème de Popeye dans ses strips mais surtout, après, dans les dessins animés. Ces mêmes producteurs d'épinards, dont les ventes ont augmenté d'un tiers grâce à Popeye, érigent en 1937 une statue du marin en hommage à Elsie Segar, à Crystal City (Texas), capitale autoproclamée de l'épinard.
Avant sa mort en 1938, Elsie Segar est riche. Il habite Santa Monica, en Californie, croise Clark Gable ou Gary Cooper. Alors que la crise économique des années 1930 bat son plein, on lui attribue 400 000 dollars annuels de revenus, provenant de ses BD et des adaptations de Popeye en albums, émissions de radio, dessins animés.
Après lui, plusieurs auteurs de BD continuent Popeye : Doc Winner, Joe Musial, Bela "Bill" Zaboly, Bud Sagendorf qui, à la fin des années 1950, s'inspire des dessins animés de Popeye, et enfin Bobby London. Ce dernier confronte Popeye à des problèmes d'actualité - la passion du jeu, l'anorexie, la violence urbaine... Il est licencié en 1992 par le King Features Syndicate pour avoir ironisé sur les droits dérivés que touche l'agence et pour une BD dans laquelle Olive et Popeye sont en proie au dilemme de l'avortement. Son départ fera la "une" des médias américains. Jusqu'au bout, le marin batailleur aura dérangé la bonne conscience américaine.