Tunisie : "effet domino ou effet boomerang ?"
Le peuple tunisien a parlé et, fait significatif, le peuple arabe l'écoute", proclame l'analyste Lamis Andoni sur Al Jazira, qui voit dans le soulèvement populaire tunisien qui a fait chuter le président Zine el Abidine Ben Ali "un avertissement à tous les leaders, qu'ils soient soutenus par des puissances internationales ou régionales, qu'ils ne sont désormais plus à l'abri des déchaînements populaires de colère". Alors que l'onde de choc tunisienne a commencé à gagner d'autres pays de la région, certains bloggeurs se sont d'ailleurs empressés de comparer les événements en Tunisie à la chute du mur de Berlin, rapporte le quotidien libanais L'Orient-Le Jour.
"Les ingrédients que l'on trouve en Tunisie sont aussi présents ailleurs", du Maroc à l'Algérie, de l'Égypte à la Jordanie, qu'il s'agisse du chômage, de la répression policière ou des entraves à la démocratie, souligne Amr Hamzawi, du Centre pour le Proche-Orient de la fondation américaine Carnegie dans L'Orient-Le Jour. Les régimes en place partagent peu ou prou les mêmes caractéristiques : "une politique sclérosée, des élites corrompues et une vacuité culturelle" qui empêche tout renouveau social, note également le Guardian.
UNE OCCASION POUR L'OPPOSITION
Ainsi, Mohammed Bouazizi, le jeune Tunisien qui s'est immolé par le feu le 17 décembre 2010, "n'est malheureusement pas seul", déplore ainsi Gulf News. "Des millions attendent seulement de devenir un autre Bouazizi dans bon nombre de villes et de cités arabes, surtout dans les républiques établies dans le monde arabe post-colonial." En Algérie, où cinq personnes se sont déjà immolées par le feu en trois jours, cela pourrait bien devenir "le nouveau mode de protestation", analyse L'Expression, qui y voit le signe de "l'ampleur du désarroi qui mine la société". Inégalités, corruption généralisée, misère et verrouillage politique : "la rue algérienne gronde" et le risque de contagion est grand, avertit El Watan.
"Au Moyen-Orient, l'inquiétude perce", indique L'Orient-Le Jour, face à l'appel des mouvements d'opposition à s'inspirer de ce soulèvement populaire. En Egypte et en Jordanie, l'opposition, portée par une jeunesse en pleine révolte, n'a pas tardé à se faire entendre. "Nous sommes les prochains. Ecoutez les Tunisiens : c'est à votre tour, Egyptiens", ont chanté les manifestants descendus vendredi soir dans les rues à l'appel notamment du Mouvement pour le changement, revigoré, rapporte le Los Angeles Times. En Jordanie, le Front de l'action islamique (FAI) a organisé un sit-in avec les Frères musulmans, les syndicats et les partis de gauche devant le Parlement pour dénoncer la politique économique du gouvernement, appelant "tous les régimes arabes à réexaminer leurs politiques". Plusieurs villes libyennes ont également été dimanche le théâtre, rapporte Al Jazira (en arabe), de manifestations de citoyens pour réclamer de l'Etat et du gouvernement le respect de leurs droits.
EFFET DE BOOMERANG ?
Ce vent de révolte, entretenu par les partis d'opposition, suscite crainte et prudence chez certains commentateurs. La journaliste Nadia Sakkaf exprime ainsi dans le Yemen Times les "sentiments partagés" de la population au Yémen, se disant elle-même animée par des sentiments de jalousie, d'appréhension et de doute au lendemain des événements en Tunisie. "Je suis jalouse de la force et de l'unité du peuple tunisien", confie-t-elle, en exprimant ses doutes de voir pareilles solidarité et prise de conscience au Yémen. Le commentateur Mishaal al-Gergawi va plus loin, dans le quotidien Gulf News, et avertit les sociétés inspirées par la révolte tunisienne, à l'instar de l'Algérie, de l'Egypte ou du Yémen, que "la maturité individuelle est importante pour ceux qui souhaitent des réformes démocratiques et que les révolutions ou les changements de gouvernement ne sont pas forcément la réponse".
"Domino ou boomerang ?" s'interroge le chroniqueur Nagib Aoun dans L'Orient-Le Jour. "La chute de dictatures longtemps au pouvoir ne risque-t-elle pas de se traduire par un vide politique déstabilisateur rapidement comblé par l'extrémisme islamiste, cet épouvantail que les autocrates n'arrêtent d'ailleurs pas d'agiter pour justifier la pérennité de leurs régimes, qu'il s'agisse de la Syrie ou de l'Égypte, des pays du Golfe ou du Maghreb ?" s'inquiète-t-il. Le retour médiatique de Rachid Ghannouchi, leader en exil du parti islamiste tunisien Ennahda ("la Renaissance") a en effet éveillé les craintes de voir les islamistes occuper l'espace public. Toutefois, rien ne saurait justifier, estime Mustapha Hammouche, dans une chronique dans le quotidien Liberté Algérie, la "paradoxale convergence de discours entre Occident, Arabes et Israël, contre 'les gouvernements qui changent' et qui nous imposent de choisir entre la dictature ou l'islamisme".
LE TEST DE LA TRANSITION TUNISIENNE
Dire si "le cas tunisien fera tache d'huile ou restera un cas isolé" est encore une gageure, estime le chroniqueur Georges Sam'an dans le quotidien londonien de langue arabe Al Hayat. "Le soulèvement tunisien a encouragé les groupes d'opposition dans la région, mais la question est comment ces régimes vont-ils réagir ? Vont-ils s'abattre durement sur l'opposition ou ouvrir lentement l'espace politique pour absorber la colère grandissante ?" se demande Shadi Hamid, directeur de recherche au Centre Brookings de Doha, dans Gulf News. La situation ne leur laisse qu'une marge de manœuvre limitée, analyse le WSJ : "S'ils optent pour la répression, cela ne fera que nourrir la frustration du peuple. Mais s'ils relâchent leur emprise, celui-ci flairera une faiblesse et s'engouffrera aussitôt dans la brèche." Dans les capitales arabes, l'heure semble être actuellement à la prudence. Le gouvernement égyptien a ainsi fait dimanche soir un geste en faveur de l'opposition, prolongeant la période pendant laquelle les petits partis parlementaires seront autorisés à déposer une candidature à l'élection présidentielle, la prochaine étant prévue en septembre 2011.
Le succès ou non de la transition démocratique tunisienne est un autre signe très attendu dans cette dynamique. "L'intifada tunisienne a placé le monde arabe à la croisée des chemins. Si elle réussit complètement à apporter un réel changement en Tunisie, cela va ouvrir grand la porte à la liberté dans le monde arabe. Si elle connaît un revers, nous devrions observer une répression sans précédent des dirigeants qui se démènent pour conserver une mainmise absolue sur le pouvoir", avertit ainsi l'analyste Lamis Andoni sur Al Jazira. Hassan al-Haifi rappelle ainsi dans Yemen Times que le monde arabe a "observé ce type de mouvement d'échiquier à de nombreuses reprises", notamment au Yémen en 1973, et que cela s'est souvent soldé par le renforcement ou le rétablissement de régimes autoritaires, la plupart du temps avec le soutien des magnats du pétrole en Arabie saoudite.